(Mai 1998)
Entre la violence de l’Etat et la violence des groupes dits « islamistes », le peuple algérien est en train de dessiner, peu à peu, une troisième voie. On trouvera ici une description des ses principales formes.
L’impression que donne la situation en Algérie est que le peuple ne réagit pas, qu’il vit ce qui lui arrive comme une fatalité et qu’il dépend pour sa survie de ce que d’autres, à l’intérieur ou à l’extérieur, voudront bien faire pour lui. Or, vue de près, la réalité réfute cette première impression de façon indubitable.
1. La résistance indirecte
La première manière de résister à la violence est tout d’abord la plus élémentaire : fuir les lieux menacés. Et ce n’est pas une mince affaire. D’abord parce que les autorités ne le permettent pas toujours, même pour les lieux où un massacre a déjà été perpétré. Ensuite, parce qu’il faut du courage pour tout abandonner, aller rejoindre un centre urbain, s’y loger dans un taudis et se retrouver sans perspective de revenu stable. D’où l’attitude parfaitement compréhensible de cette paysanne qui, à l’injonction de partir des autorités, répondit : « je ne peux pas, je n’ai que mon bout de terre et ma vache… ».
La résistance indirecte se manifeste aussi par le développement de réseaux de solidarité les plus divers. Des personnes accueillent et mettent à l’abri chez eux les enfants de parents restés, eux, sur place dans les zones menacées. D’autres reprennent les enfants de proches devenus orphelins. Pour faire face au problème que pose ces derniers, sont nées des associations très actives, telle l’association Djezaïrouna « Notre Algérie » qui essaient de trouver des solutions rapides. L’Association des victimes du terrorisme travaille dans le même sens.
Dans les centres urbains, des dizaines de milliers de réfugiés, fuyant le danger, s’entassent dans les bidonvilles. Le phénomène s’accompagne d’épidémies et de détresse matérielle extrême. Mais là aussi, la solidarité s’organise peu à peu.
2. La résistance directe
Graduellement, la résistance se fait plus directe. Cela va de la décision d’installer des barreaux aux fenêtres ou de blinder les portes, à la mise en place de véritables groupes d’autodéfense. Dans un quartier de la banlieue d’Alger par exemple, les habitants se sont cotisés pour acheter une sirène (afin de donner l’alerte), pour réparer les lampadaires (afin d’éclairer les rues). Des rondes de nuit sont organisées, et les habitants, faute de fusils, sont armés de haches, de couteaux de cuisine, de barres de fer aiguisées en forme de lance, de cocktail Molotov, de gourdins, de marteaux, etc.
Cette vigilance a déjà réussi une fois à obliger des terroristes, qui tentaient de s’introduire dans la cité, à rebrousser chemin. Il est même arrivé, en janvier dernier à Dergana (sud-ouest d’Alger), qu’une patrouille de l’armée ait été contrainte d’en faire autant sous les youyous des femmes et l’explosion des cocktails Molotov. Les habitants, en effet, pris entre ceux qui se déguisent en islamistes et ceux qui se déguisent en militaires, ne savaient pas à quoi s’en tenir.
Ce genre d’initiatives à fait tache d’huile dans toute la banlieue d’Alger depuis les massacres de Raïs et Beni-Messous à la fin de l’année dernière [1997]. Même les marchés, suite à la vague d’explosion des voitures piégées, commencent à faire l’objet d’une surveillance organisée : des jeunes sont recrutés par les vendeurs pour faire la chasse aux sacs abandonnés et stationnements de voitures aux alentours des marchés.
A la campagne, les groupes d’autodéfense armée se sont multipliés. Certains sont mis en place de façon autonome par les habitants eux-mêmes. Les plus nombreux l’ont été par le régime en place, ce qui pose quelques problèmes. En effet, le fait qu’ils soient sous la tutelle de l’armée et que leurs contingents soient mal formés 1) en fait assez vite des corps extérieurs aux habitants, 2) attire des représailles et 3) donne lieu parfois à des abus (rackets, sévices, satisfactions de vengeances personnelles, etc.). Cependant, leur seule présence a de plus en plus un effet dissuasif sur les massacreurs. Cet effet est à mettre en rapport avec la rareté des massacres collectifs en Kabylie où la résistance civile armée s’est organisée beaucoup plus tôt que partout ailleurs (dès le printemps 1994).
Toutes ces formes de résistance montrent que, contre la violence, le peuple a décidé de prendre son destin en main. Il le fait assez souvent de façon autonome par rapport au régime en place et, ponctuellement, s’en prend directement à ce dernier. Ce fut le cas, par exemple, lors des manifestations contre la violence d’octobre 1997, quand la police a dispersé brutalement des dizaines de femmes et d’avocats qui se regroupaient devant la Grande Poste pour défiler vers le siège de l’Assemblée nationale afin de réclamer que toute la lumière soit faite sur les milliers de disparations survenues depuis 1992. Des milliers de mères de disparus, courant d’un bâtiment officiel à l’autre, pour avoir la moindre information, sont en train de devenir un des symboles tant de la souffrance que de la résistance de tout un peuple.
3. La résistance à l’oppression politique
Nombreux sont ceux qui en conviennent, ce sont des demandes sociales insatisfaites (schématiquement : travail, conditions de vie décentes, dignité et liberté) qui sont à l’origine de la « crise algérienne ». C’est tout naturellement donc que la lutte continue sur ce terrain aussi.
Dans le monde ouvrier, pour la seule année 1992, il y eut près de 500 grèves revendicatives touchant quelque 113000 personnes. Malheu-reusement, nous ne disposons pas de données sur les années suivantes. Il serait pourtant intéressant de voir si le mouvement s’est maintenu, tiraillé entre deux tendances contradictoires : le frein objectif de la situation de violence et le coup de fouet du démantèlement accéléré des entreprises publiques avec son lot de dizaines de milliers de licenciements.
Une chose est sûre néanmoins, les conflits sociaux ont continué depuis : grèves des pilotes d’Air Algérie et des enseignants du supérieur. Quelques unes des grèves les plus dures ont plus ou moins échappé à la tutelle étouffante du syndicat officiel (UGTA) : celles, par exemple, des chauffeurs de taxi et des aiguilleurs du ciel. Mieux : des syndicats indépendants se sont créés, même si ceux qui ont survécu sont rares. Mais beaucoup de grèves continuent de se faire sous l’égide de l’UGTA (acculée à la lutte par ses bases), comme celle des 30.000 salariés du complexe industriel de Skikda pour protester contre les licenciements abusifs et la fermeture d’entreprises publiques (mai 1997), ou celle encore, pour les mêmes raisons, de 25000 salariés de la zone industrielle de Rouiba (juillet 1997). Plus récemment, plus de 100000 salariés, pour les mêmes raisons encore, ont suivi l’appel à la grève d’une journée dans toute l’Algérie (début mars 1998) et une grève des douaniers, suite à la mort d’un collègue dans une « altercation avec la police » au port de Bejaïa, a paralysé plusieurs ports et aéroports du pays (début mars 1998).
Dans le domaine des médias, le régime essaie de museler la presse indépendante par divers moyens comme la suspension, la censure directe, l’intimidation des journalistes indépendants et surtout par un triple monopole de l’Etat : sur les imprimeries, sur l’importation de papier-journal et sur la publicité. Mais là aussi, la résistance, tantôt diffuse et tantôt organisée, prend forme.
A l’occasion de telle ou telle atteinte à leur liberté de pensée et d’investigation, les journaux indépendants protestent en suspendant leur parution. Cinq éditeurs de journaux de ce genre ont mis en place un système de concertation préalable pour décider s’ils donnent une information et, si oui, comment la livrer. La concertation constitue dans ce cas une sorte de bouclier. En effet, si l’information est donnée par tous, le pouvoir est alors obligé de suspendre cinq journaux à la fois, ce qui le fait hésiter. La Nation, l’un des journaux les plus indépendants de l’Algérie actuelle, a vu son travail récompensé, en la personne de sa rédactrice en chef Salima Ghezali, par trois prix internationaux : le prix Sakharov décerné par le Parlement européen (décembre 1997), le prix d’Olof Palme (janvier 1998) et le prix de la rédactrice en chef de l’année décerné par le magazine American World Press Review.
Les élections locales du 23 octobre 1997 ont été entachées de fraudes massives. Les opposants (et même le FLN dans un premier temps), toutes tendances confondues, se sont retrouvés pour protester et réclamer l’annulation du scrutin. Le 27 octobre, plus de 15.000 personnes ont défilé dans les rues de la capitale scandant les mots d’ordre de « Voleurs et tricheurs » et « Pouvoir assassin ». Le 30 octobre, une nouvelle grande manifestation a lieu et les opposants décident de suspendre leur participation aux assemblées locales sorties du scrutin contesté. Les rassemblements vont continuer les jours suivants. Le pouvoir, flairant le danger, envoya les policiers anti-émeutes qui vont systématiquement et brutalement empêcher tout nouveau rassemblement. En vain. Le 27 novembre, le pouvoir finit par céder un peu en faisant décider à l’Assemblée nationale la constitution d’une commission d’enquête sur la fraude.
Le mouvement féminin est très actif comme l’atteste le nombre d’associations féminines indépendantes (une vingtaine), dont la plus ancienne, l’AEDHF, est née en mai 1985. La multiplicité des associations exprime des sensibilités différentes : en gros, entre, d’une part, celles qui sont pour l’abrogation du Code de la famille (statut personnel) adopté en juin 1984 et son remplacement par des « lois civiles » et, d’autre part, celles qui sont pour son amendement sur la base d’une interprétation moderne de l’Islam. Toutes néanmoins se retrouvent dans le refus radical de ce Code qui, entre autre, garantit la polygamie et la répudiation, l’obligation d’obéissance de la femme à son mari et l’expulsion de la femme du domicile conjugal en cas de divorce. C’est la raison pour laquelle les différences existantes n’ont pas empêché la collaboration dans le cadre de la Coordination nationale des associations des femmes pendant les années 1989 à 1991. Plus récemment (mars 1997), treize associations de femmes ont lancé un appel pour recueillir un million de signatures en faveur de l’amendement du Code de la famille – « le Code de l’infamie », disent les Algériennes.
Le mouvement associatif est très actif dans les domaines en rapport avec les conséquences de la violence, comme on l’a vu. Il l’est aussi dans les domaines des droits des femmes, comme on vient de le voir. Il l’est enfin dans le domaine des Droits de l’Homme en général. Au fil des années, trois associations y sont devenues une référence : la LDDH, la LDH et le Comité national contre la torture. Beaucoup de choses peuvent aussi être dites sur les nombreuses associations d’obédience islamique qui, tout en se démarquant des « islamistes », font un grand travail de proximité. Elles nous sont, malheureusement, moins bien connues.
Un mot enfin sur le mouvement berbère. Il faut dire tout d’abord que c’est lui qui, le premier, va briser le monopole de la parole et de l’initiative politique qu’avait le régime en place, et cela dès 1980 : « le printemps berbère ». La lutte est orientée contre l’interdiction de l’enseignement de la langue berbère, les obstacles mis à l’expression culturelle berbère et l’occultation d’éléments de l’histoire du fait berbère. Depuis le début du conflit, elle s’est principalement manifestée par le boycott des cours durant toute une année scolaire (1994-95). Mais elle s’est manifestée aussi par le vote massif des régions kabyles pour les partis qui soutiennent la revendication berbère (FFS, RCD) : 76% des voix, par exemple, aux élections législatives de juin 1997 dans la wilaya de Tizi-Ouzou. La lutte, très insistante, a fini par donner un résultat partiel : la reconnaissance par la Constitution de 1996 de la berbérité comme élément de l’identité algérienne, mais non encore la reconnaissance du berbère comme langue nationale.
4. Le soutien extérieur
Le peuple a choisi la lutte, donc. Sur cette voie, il trouve à l’extérieur le soutien de nombreux amis. Depuis quelques années, un peu partout en Europe, se sont créés des réseaux de soutien et de solidarité. Citons, pour Liège, le Comité de soutien aux démocrates algériens qui, en collaboration avec le Centre d’Action Laïque, a organisé pour la journaliste algérienne Ghania Oukazi des prises de parole dans les universités et les écoles (novembre 1997).
Un peu partout aussi, des mobilisations ont lieu : rassemblement à Paris en hommage aux victimes algériennes (7-8 février 1997), manifestation de solidarité de quelques 2000 personnes à Paris (18 septembre 1997), nouvelle manifestation à Paris (26 septembre 1997), manifestation devant l’ambassade d’Algérie à Bruxelles (22 octobre 1997), rassemblement de quelque 25000 personnes à Paris (10 novembre 1997), meeting de plus de 2000 personnes dans la salle de la Mutualité à Paris (21 janvier 1998), manifestations de solidarité le même jour et à la même heure à Barcelone, Bruxelles, Liège, Paris et Rome (22 janvier 1998), manifestation de protestation devant l’ambassade d’Algérie à Madrid (7 février 1998), nouveau meeting à la salle de la Mutualité à Paris (21 février 1998), rassemblement tous les samedis de 16 à 17 heures de 200 à 500 personnes à Mans et, au 11 mars 1998, cela dure depuis 21 semaines, etc.
Dans les pays arabes, quelques initiatives (sur lesquelles nous n’avons malheureusement que peu d’informations) ont pu se concrétiser au Liban, en Egypte et en Tunisie. Au Maroc, des organisations politiques et syndicales, des associations de femmes et de droits de l’Homme et des personnalités indépendantes ont mis sur pied un Comité de soutien au peuple algérien et ont organisé, début mars 1998, un grand meeting de solidarité.
Conclusion
L’oppression et le coût de la vie ont détaché le peuple algérien du régime en place pour le jeter dans les bras du Front Islamique de Salut (FIS). La même oppression et le coût de la survie sont en train de le rendre à lui-même, à son autonomie de pensée et d’initiative. Là est tout l’espoir algérien. Aujourd’hui, à travers une terrible épreuve et au prix de son propre sang, le peuple algérien est en train d’acquérir une expérience et une maturité que personne ne pourra lui enlever demain. Cette même expérience ne peut manquer d’avoir des effets salutaires (d’incitation à la vigilance) sur d’autres peuples, voisins et non voisins, confrontés à des carcans répressifs similaires.
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