Comptes-rendus

(2005)

FISK Robert, La grande guerre pour la civilisation. L'Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005), Paris, La Découverte, 2005. (Traduit de l'anglais).

Journaliste anglais, Robert Fisk a travaillé pour The Times et The Independent. Il a été correspondant au Moyen-Orient pendant plus de 30 ans. D’où la première qualité de ce gros ouvrage (près de 1000 pages) : une connaissance de

témoin direct. En Iran, Irak, Liban, Palestine ou Afghanistan, les faits recueillis sont foisonnants et précis, et souvent pas ou peu connus du grand public. Dans cette masse, quelques fils conducteurs.

Le premier : établir une continuité entre les guerres coloniales pour apporter la « civilisation » et l'actuelle guerre en Irak et ailleurs pour y apporter la « démocratie ». Toujours pour cacher le même pillage des richesses et toujours en combattant les mêmes « terroristes ».

Deuxième fil conducteur : dénoncer les contradictions et incohérences des puissances occidentales. Exemples : soutenir les Talibans comme « combattants de la liberté » pendant leur lutte contre les Russes puis les vilipender comme « combattants ennemis » après (Afghanistan) ; prétendre défendre la démocratie et renverser le gouvernement démocratiquement élu de Mossadegh (Iran) ; se draper dans le droit international et l'application des résolutions de l'ONU pour attaquer les Etats récalcitrants et laisser violer ce même droit par un Etat allié (Israël) ; armer et renforcer la « dictature » pendant la guerre contre l'Iran et y amener la « démocratie » après (Irak)...

Troisième fil conducteur : stigmatiser la domestication de la presse, son adhésion aux partis-pris des puissances de l'argent et des fauteurs de guerre. Deux exemples : Les attentats du 11 septembre et la guerre contre l'Irak. Dans le premier cas, la presse (américaine en particulier) étala en long et en large la question du « qui » et du « quand » et se refusa presque entièrement à poser la question du « pourquoi ». Dans le cas de l'Irak, elle relaya de façon obséquieuse et systématique les raisons de l'administration Bush alors même qu'elle disposait des éléments pour penser que ces raisons étaient sinon mensongères, du moins très douteuses. Fisk est particulièrement irrité par les cas les plus désolants de cette sorte de « journalisme d'Etat ». A travers la figure positive de Amira Hass (journaliste israélienne radicalement opposée à l'occupation de la Palestine), Fisk précise son idée du rôle d'un journalisme honnête : surveiller et contrôler les dires et agissements des pouvoirs établis.

Le quatrième fil conducteur est constitué par l'évocation de la vie de Fisk. Il va y chercher les éléments qui peuvent éclairer la question de la « guerre pour la civilisation » (le destin de son père) et celle de la domestication de la presse (les péripéties de son travail de reporter). Cette évocation traverse tout le livre ; elle est disproportionnée par rapport à son but et alourdit inutilement la lecture. C’est un petit défaut du livre.

Quelques remarques sur deux points importants. Quand Fisk parle des contradictions, des hypocrisies et des trahisons de la politique américaine (et occidentale en général), il s'arrête en fait aux apparences, au marketing destiné à tromper l'opinion intérieure et extérieure. Car, au fond, leur politique est parfaitement cohérente : elle est structurée par les intérêts de leurs grandes entreprises commerciales et industrielles. En résumé, tout ce qui est favorable à ces intérêts est bon même lorsque c'est une dictature ou une injustice flagrante, et tout ce qui leur est défavorable est mauvais même lorsque c'est une démocratie ou une aspiration légitime à un peu de justice et de dignité.

Deuxième point : quand Fisk parle du rôle de contrôle du journaliste, il semble oublier que les hauts cadres de la presse, eux, s'identifient parfaitement aux soucis des hauts cadres du gouvernement américain. Ils en sont socialement proches et sont souvent financés par les puissances de l'argent que ces derniers défendent. Ce n'est pas parce qu'ils

sont « bêtes », qu'ils analysent mal les choses, ou qu'ils ignorent les faits qu'ils ont des partis-pris ; c'est parce qu'ils préfèrent « la logique du pouvoir au pouvoir de la logique » (J.-P. Marthoz dans Le Soir du 07/12/05). Penser que la presse peut dans ces conditions contrôler est d’autant plus étonnant que, par ailleurs, Fisk accumule les preuves de la situation exactement inverse : c’est le pouvoir qui contrôle les journalistes — et il les détruit sans pitié quand il échoue : les bureaux d’al-Jazira ont été bombardés aussi bien à Kaboul qu’à Baghdad. Bush et ses conseillers n’avaient pas besoin de lire ce bon Fisk pour savoir que les arguments qu’ils avançaient n’étaient pas fondés. Leurs vrais arguments étaient cachés et concernaient les intérêts de leurs multinationales. Et ces arguments-là, il n’y a qu’un moyen de les

réfuter : leur résister, non sur le papier (ils ne s’y trouvent pas), mais sur le terrain.

Finalement, ce qui fera peut-être lire le livre de Fisk, c'est que la résistance, dans le cas de l'Irak, y dure depuis trois ans. Il sera lu dans l'espoir d'y trouver une explication à ce fait tout à fait extraordinaire : une guerre, menée par la plus grande puissance militaire de la planète et devant être gagnée avec la rapidité d'un jeu virtuel, s'est transformée en interminable cauchemar réel. Et, au moins en partie, ils la trouveront, comme en témoigne ce passage : « Oui, les Arabes voulaient leur part de cette démocratie que nous aimions agiter devant leurs yeux. Mais ils voulaient aussi quelque chose

d'autre. (...) Les nouveaux dirigeants et les vieux dictateurs que nous avions aidés à conquérir le pouvoir au cours des décennies précédentes pouvaient bien faire l'éloge de l'Occident ou nous remercier de les avoir aidés financièrement, soutenus politiquement ou d'avoir envahi leur pays. Des millions de musulmans voulaient quelque chose de plus : ils voulaient se libérer de nous. » (p. 932).

SALAM Nawaf (dir.), Le Moyen-Orient à l'épreuve de l'Irak, Actes Sud/Sindbad, 2005, 173 p.

Il y a 3 ans, le gouvernement américain et ses alliés lançaient une guerre d'agression contre le peuple irakien. La fausseté du prétexte invoqué (les armes de destruction massive), pour vendre cette guerre à l'opinion intérieure et extérieure, est désormais évidente. La fausseté du prétexte appelé à la rescousse (exporter la démocratie) est démontrée par la pratique de la torture, l'usage des bombes à phosphore et l'anéantissement de villes entières (personnes et biens) par des bombardements aveugles. Elle est démontrée aussi par le fait que la démocratie, qui est supposée être l'accès à la citoyenneté, apparaît de plus en plus clairement comme le simple maintien, d'équilibres ou de déséquilibres communautaires, ethniques et confessionnels favorables aux occupants. Se pose alors la question des véritables raisons de cette occupation. L'ouvrage tente d'y répondre en faisant appel à plusieurs auteurs.

Henry Laurens situe la guerre dans l'histoire de la présence américaine dans le Moyen Orient arabe : depuis l'arrivée des premiers missionnaires protestants et la création de l'université américaine de Beyrouth (19è siècle) jusqu'aux menées des néoconservateurs, en passant par l’arrivée des premières compagnies pétrolières dans l’entre-deux-guerres.

Eric Rouleau analyse les divergences et leurs significations entre le gouvernement américain et ses alliés occidentaux. Nawaf Salam met en rapport la crise de la ligue arabe (et ses réactions face à l'occupation) avec le fait

qu'elle est dominée par des gouvernants alliés à l'Occident et refusant toute démocratie à leur peuple.

Camille Mansour montre que les situations en Palestine et en Irak, au-delà de la proximité géographique et de l'arabité, sont principalement reliées par le refus des interventions extra-régionales. Nicolas Sarkis brosse un tableau très complet du marché du pétrole pour situer la part du contrôle des réserves dans les motivations de la guerre.

Burhan Ghalioun montre que le déficit de démocratie et de développement économique dans les pays du monde arabe ne s'explique pas par une quelconque « civilisation », mais par le soutien de l'Occident à des régimes et des forces sociales dont les intérêts sont incompatibles avec la démocratie et un développement indépendant.

Abdel Moneim Mossaad analyse l'impact des questions ethniques et communautaires sur la situation en Irak et dans l'ensemble de la région. Trois facteurs se conjuguent dans cet impact : l'occupation anglo-américaine (dissolution des institutions précédentes, construction de nouvelles sur des bases communautaires et imposition du fédéralisme pour privilégier les Kurdes), un voisinage territorial ou politique hostile (Koweit, Iran, Turquie...) et, enfin, la complexité démographique de l'Irak qui se manifeste notamment dans le fait que le critère religieux ne recouvre ni le critère ethnique ou linguistique (les Arabes sont chiites ou sunnites par exemple), ni la distribution des différents groupes sur le territoire : il y a des Kurdes et des sunnites au sud aussi et il y a une mixité totale à Baghdad par exemple. Un livre à lire !

BRICMONT Jean, Impérialisme humanitaire. Droits de l'homme, droit d'ingérence, droit du plus fort ?, Bruxelles, Editions Aden, 2005, 253 p.

Voici un livre d'une grande force démystificatrice. Il montre que l'idée, louable au départ, de défense des droits de l'homme s'est transformée en moyen de légitimation de l'ingérence militaire des puissances occidentales et du rejet de tous les acquis du droit international, surtout en matière de souveraineté nationale. Comme idéologie, elle a pris aujourd'hui le relais de celle de la « mission civilisatrice » de la période coloniale.

Son rôle est de tromper en particulier les opinions internes en cachant, sous un emballage « sympa », les véritables objectifs des guerres d'agression : la domination des petits pays et peuples, le pillage de leurs richesses naturelles et l'exploitation de leurs ressources humaines. On le voit très bien en Irak où, comme l'écrit François Houtard dans la préface, « l'occupation du pays se double de la privatisation de l'économie, de l'hégémonie du capital extérieur et de privilèges accordés à des entreprises transnationales américaines ».

L'auteur montre aussi comment l'idéologie de défense des droits de l'homme les réduit sciemment aux droits individuels et politiques (expression, réunion, vote) pour escamoter les droits économiques et sociaux (santé, enseignement, conditions de vie et de travail décentes) justement parce ces derniers sont en contradiction avec les véritables objectifs poursuivis par les guerres américaines.

D'où le double constat : 1°) là où les conditions d'élections libres sont réunies (Venezuela, Bolivie, Argentine, etc.), les gens ne séparent pas les premiers droits des seconds et votent presque invariablement pour des partis ou des dirigeants hostiles à l'emprise des Américains ou de leurs alliés ; 2°) là où les Américains interviennent, ils installent tout aussi invariablement des gouvernements fantoches et dictatoriaux qui sèment la misère.

Autre point : l'idéologie de défense hors contexte des droits de l'homme tente de faire admettre que les objectifs proclamés des guerres américaines sont les vrais objectifs poursuivis (ce qui est faux) et que les Américains ont le droit de faire ces guerres pour les objectifs proclamés (alors qu’elles sont illégales). L'auteur en conclut que la défense du droit international (l'opposition à toute ingérence) est la base d'une position ferme face aux guerres américaines.

D'où l'importance de la légitime résistance du peuple irakien, de son exemplarité. Comme l'écrit l'auteur, « en immobilisant l'armée américaine et en mettant en question son invincibilité, même temporairement, les Irakiens, comme les Vietnamiens dans le passé, luttent et meurent pour l'humanité entière ». (p. 230).

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