(1995)
Le 9 juillet 1994, Hassan II annonce une grâce amnistiante - grâce qu'il faut prendre soin de distinguer d'une amnistie générale comme elle est entendue en Europe. Comme telle, elle n'est pourtant le résultat ni d'une bienveillance soudaine du roi, ni d'un changement de nature de son régime, mais le résultat d'une longue et double pression.
Il y a tout d'abord la pression exercée par la lutte, aussi insistante qu'héroïque, de dizaines de prisonniers politiques qui ont, tout au long d'au moins les quinze dernières années, entrepris dans des conditions très dures de courageuse grèves de la faim. Ces luttes ont laissé de graves séquelles physiques chez leurs protagonistes quand elles ne se sont pas simplement soldées par de nombreuses morts par inanition. Leur durée aussi fut
variables : certaines ont duré quelques jours, d'autres plusieurs semaines. Toutes cependant ont fini par susciter de nombreux mouvements de solidarité en chaîne dans d'autres prisons du pays et des actions de soutien de la part des familles et des amis des grévistes, avec ce que cela implique de réactions de sympathie en dehors du cercle des prisonniers politiques et de leurs familles. Enfin, ces luttes ont aussi servi de support à la naissance et au développement de la lutte des organisations de défense des droits de l'homme tant à l'intérieur du pays que dans les milieux des réfugiés politiques marocains à l'étranger.
La deuxième pression est venue de l'extérieur dans les conditions de la « fin de la guerre froide » - guerre à l'ombre de laquelle le régime de Hassan II avait toujours bénéficié du soutien quasi inconditionnel des puissances occidentales - France et Etats-Unis en particulier. Un certain nombre de faits sont alors venus jeter la lumière (pour les non-Marocains) sur la brutalité du régime de Hassan II : à la fin des années 80, la découverte des bagnes-mouroirs clandestins et en particulier celui de Tazmamart et Agdz ; en février 1990, le rapport accablant sur les droits de l'homme du Département d'Etat américain lui-même ; en septembre 1990, la parution du livre dénonciateur de Gilles Perrault, Notre ami le roi ; en 1990 toujours, la demande d'explication au gouvernement marocain sur les prisonniers de Tazmamart par le Groupe de travail des Nations-Unis sur les disparitions forcées ; en janvier 1993, la résolution du Parlement européen condamnant l'arrestation de deux dirigeants syndicaux et la tendance à conditionner le Protocole d'accord financier Union européenne-Maroc par une amélioration de la situation des droits de l'homme au Maroc.
C'est dans le contexte de cette double pression que se produisent au début des années 90 les premières libération (dont celle de Serfaty), la réapparition de certains « disparus » (dont celles des frères Bourequat). C'est dans ce contexte aussi qu'interviennent quelques changements institutionnels : la révision de la Constitution avec en particulier l'ajout d'un préambule sur les droits de l'homme (septembre 1992), la réforme partielle du Code de statut personnel (1992), la création du Conseil consultatif des droits de l'homme et d'un ministère de même nom et l'abrogation par le Parlement (juillet 1994) du Dahir (décret) de 1935 et de l'article 338 du Code pénal qui permettait d'arrêter pratiquement n'importe quel opposant, n'importe quand pour n'importe quoi sous le prétexte nébuleux de « troubles à l'ordre public ». C'est dans ce contexte surtout qu'intervient la grâce amnistiante du 9 juillet 1994.
Cet ensemble d'indices montre qu'il y a un assouplissement dans l'attitude du régime et cela a un double objectif : faire suffisamment de concessions pour juguler jusqu'à un certain point les pressions extérieures, mais en même temps ne pas en faire trop de telle sorte que le régime puisse continuer à contrôler, neutraliser ou supprimer ses adversaires en utilisant les bonnes vieilles méthodes : la disparition, la torture, la prison et l'assassinat. Ce double objectif apparaît nettement dans les particularités mêmes de la grâce amnistiante.
Le texte de la décision n'est pas passé par le Parlement. La liste des amnistiés, présentée par le Conseil Consultatif des Droits de l'Homme, n'est que partiellement nominale puisque certains amnistiés n'y figurent qu'implicitement sous des rubriques du genre : « les condamnés au procès de telle date », et elle laisse de côté en outre des dizaines
d'autres candidats théoriques à l'amnistie. Cette même liste officieuse, pourtant gravement défectueuse, n'a toujours pas été signée par Hassan II et n'a pas été, de ce fait, publiée dans le Bulletin Officiel de l'Etat. Aussi n'est-elle pas encore exécutoire. La police politique garde donc toute latitude pour sélectionner les amnistiés selon l'idée qu'elle se fait de leur dangerosité. Résultat pratique pour le candidat à l'amnistie : s'il n'a aucun moyen de savoir à l'avance s'il a été amnistié, il a par contre un moyen infaillible de savoir qu'il ne l'a pas été : il est arrêté dès qu'il reparaît, sorti de la clandestinité s'il est resté au pays ou rentré au pays s'il était réfugié à l'étranger. Dans de telles conditions, il est parfaitement logique que beaucoup aient préféré ne pas savoir.
Entretemps, la réalité est venue confirmer leur méfiance : 1°) plus de 50 prisonniers politiques sont encore en prison (cas Jarir par exemple) ; 2°) plusieurs centaines de « disparus » le sont toujours (dont Rouissi depuis 1964) et, depuis la date de l'amnistie à octobre 1995, dix autres cas de disparitions ont été signalés ; 3°) Certains disparus libérés ont
de nouveau été arrêtés et d'autres ont réapparu mais pour être aussitôt jugés par un tribunal militaire ; 4°) Certains amnistiés n'ont toujours pas été admis à rentrer au pays (cas Serfaty par exemple), les ambassades à l'étranger ont
longuement résisté (surtout en France) avant d'accepter de délivrer aux réfugiés des passeports et non de simples laissez-passer et certains réfugiés ont été arrêtés dès leur retour (cas Ghazoui en octobre 1996) ; 5°) les
prisonniers libérés sont toujours privés de passeports et le plus souvent ne sont libres ni de circuler ni de voir qui ils veulent, et cela plus de deux ans après leur libération.
Par ailleurs, depuis la grâce amnistiante, les violations des droits de l'homme se sont poursuivies. La police politique a continué à persécuter, à arrêter, à torturer et à mettre en prison des personnes pour les mêmes raisons pour lesquelles ceux qui ont été libérés ont été jetés en prison. Les associations marocaines des droits de l'homme ont dénombré, pour la seule année 1996, plus de 13 morts suspectes survenues durant la détention préventive, tandis qu'Amnesty International signale de « nouveaux cas de torture » dans son rapport de 1996.
Il apparaît assez clairement donc que, du fait du double objectif de la grâce amnistiante, les concernés ont de bonnes raisons de se méfier. Et dans le Maroc de Hassan II, se méfier n'est pas une simple attitude pour la galerie,
c'est une question de vie ou de mort.
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